MOBILITÉ SOCIALE

MOBILITÉ SOCIALE
MOBILITÉ SOCIALE

La mobilité sociale est un des thèmes majeurs de la sociologie contemporaine. Cet intérêt s’explique par la contradiction qui apparaît dans les sociétés industriellement avancées entre leur idéal égalitaire et la réalité. Toutes ces sociétés, quel que soit leur régime politique, sont en effet marquées par une très forte inégalité des chances devant l’instruction et, par suite, devant l’emploi, en fonction des caractéristiques sociales du milieu d’origine. Les causes de cette contradiction sont multiples et se situent au niveau de la famille, des systèmes scolaires et des mécanismes sociaux généraux.

L’expression de mobilité sociale désigne l’ensemble des mécanismes statistiquement significatifs qui décrivent soit les mouvements des individus à l’intérieur du système professionnel au cours de leur existence, soit les mouvements qui caractérisent les individus d’une génération au regard de la suivante ou des suivantes. On distingue ainsi la mobilité intragénérationnelle et la mobilité intergénérationnelle. On distingue la mobilité horizontale, qui étudie aussi les mouvements de transfert entre secteurs professionnels, et la mobilité verticale, qui étudie les mouvements entre des positions sociales hiérarchisées. Le plus souvent, les sociologues parlent cependant de mobilité sociale au sens de mobilité sociale verticale et même de mobilité sociale verticale intergénérationnelle. Car ce sont les problèmes de la mobilité sociale verticale qui sont socialement les plus brûlants, notamment dans les sociétés où la sociologie est développée, à savoir les sociétés industrielles. Toutes les études qui y ont été entreprises montrent en effet que les mouvements des individus d’une strate à l’autre sont loin d’obéir à l’idéal d’une égalité des chances, surtout devant l’instruction et l’emploi. Il apparaît au contraire que, dans toutes ces sociétés, et quelle que soit leur organisation politique, la position sociale occupée par un individu à un moment donné dépend largement de facteurs qu’il ne peut lui-même contrôler, et notamment de ses origines familiales.

1. Les conditionnements de la mobilité sociale

Dans une enquête sur la réussite sociale, Alain Girard a étudié les origines sociales d’un échantillon de près de 2 000 personnalités de la France contemporaine (1957). Le tableau 1 reproduit très partiellement les résultats. Seules quelques-unes des catégories d’origine et d’emploi utilisées par A. Girard ont été retenues. On constate que, parmi les personnalités de l’enseignement supérieur, plus de 200 (sur les 418 observées) proviennent de milieux socialement élevés, tandis que 9 seulement sont fils d’ouvriers. L’inégalité est très marquée dans la plupart des autres secteurs. Et, si elle l’est moins dans le monde politique, elle reste malgré tout très forte, puisque les fils d’ouvriers sont dans la population évidemment beaucoup plus nombreux que les fils de cadres supérieurs.

Une enquête conduite par l’Institut national de statistiques et d’études économiques (I.N.S.E.E.) en 1964 confirme les résultats obtenus par A. Girard sur son échantillon de personnalités. 50 p. 100 des fils d’ouvriers spécialisés ou de mineurs sont eux-mêmes en 1964 ouvriers spécialisés, mineurs ou manœuvres; 30 p. 100 d’entre eux sont ouvriers qualifiés ou contremaîtres, et seul un sur cent est parvenu au niveau des cadres supérieurs ou des professions libérales. L’image est dans une certaine mesure symétrique lorsqu’on considère les classes aisées. Les garçons issus de familles de niveau élevé (cadres supérieurs et professions libérales) sont devenus eux-mêmes, plus de trois fois sur dix, cadres supérieurs, médecins, avocats...; et, moins d’une fois sur trente, ouvriers. Certes, un taux élevé de mobilité descendante affecte ces catégories, puisque plus de 25 p. 100 sont devenus cadres moyens, et plus de 20 p. 100 employés. Mais cela ne détruit pas l’image générale d’une rigidité intergénérationnelle importante dans les processus de mobilité sociale.

Cette situation n’est pas propre à la France. Seymour M. Lipset a tenté de comparer le taux de mobilité caractéristique de différents pays en utilisant une méthode sans doute très fruste. Il calcule, d’une part, la proportion des fils dont le père exerçait une profession manuelle et qui exercent eux-mêmes une profession non manuelle (indice de mobilité ascendante); d’autre part, la proportion des fils dont le père exerçait une profession non manuelle et qui exercent eux-mêmes une profession manuelle (indice de mobilité descendante). La méthode peut être critiquée en raison de sa grossièreté. Mais la diversité internationale des classifications et des structures socioprofessionnelles elles-mêmes impose une catégorisation sommaire si l’on désire se placer dans une optique de comparaison. On trouve les résultats dans le tableau 2.

Ces résultats font apparaître, d’une part, que les processus de mobilité semblent être du même ordre de grandeur dans les divers pays considérés; d’autre part, que la proportion des individus qui restent dans la même catégorie d’une génération à l’autre est beaucoup plus grande que la proportion des individus qui changent de catégorie. Pour 100 personnes observées, 70 environ restent dans leur catégorie d’origine (manuelle/non manuelle) aux États-Unis, en Allemagne et en Suède, 73 au Japon et en France, 77 en Suisse.

De manière à fixer la signification et la limite de ces résultats, on peut citer une enquête suédoise récente portant sur une cohorte (c’est-à-dire sur une population d’individus nés la même année) observée de 1938 à 1962. Cette enquête est due à T. Husen. Elle montre que 38 p. 100 des individus dont le père occupait un emploi manuel en 1938 occupent eux-mêmes un emploi non manuel en 1962, tandis que 31 p. 100 de ceux dont le père occupait un emploi non manuel occupent eux-mêmes un emploi manuel.

Quelle que soit la difficulté d’interprétation et de comparaison de ces diverses données, c’est le phénomène de l’héritage social qui ressort clairement: la situation qu’atteindra un individu dans la société est largement prédéterminée par sa position sociale d’origine. Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi les sociétés industrielles développées, qui adoptent généralement un idéal méritocratique, s’en éloignent-elles aussi nettement dans la pratique?

2. Le rôle de la famille

Dans nos sociétés, le statut social est, dans une mesure de plus en plus importante, déterminé par le type de profession exercée. C’est là un phénomène relativement nouveau. Il suffit de se reporter à Balzac ou à Flaubert pour voir qu’au milieu du XIXe siècle le statut social dépendait encore plutôt de la «naissance» que de la profession. D’autre part, le développement des sciences et des techniques a pour conséquence que des professions de plus en plus nombreuses supposent un long apprentissage scolaire. Cela revient à dire que le niveau d’instruction atteint préfigure dans une large mesure les chances de mobilité d’un individu. Or les chances devant l’instruction sont elles-mêmes très inégalement distribuées en fonction du statut social d’origine. Quant à la source de cette inégalité, elle réside d’abord, sans doute pour une part importante, au niveau de la famille elle-même.

Plusieurs études, celle de B. Bernstein en particulier, montrent que les enfants manifestent, dès les premières années, des performances intellectuelles très différentes selon le niveau social de leur famille. L’hypothèse fondamentale de Bernstein, actuellement non complètement établie, est que les enfants des milieux défavorisés font l’apprentissage, dans le milieu familial, d’un langage plus fruste, moins riche du point de vue du vocabulaire aussi bien que de la syntaxe. Ces caractéristiques du langage populaire seraient elles-mêmes associées à une plus grande rigidité des relations familiales (l’ordre et le commandement tenant dans les milieux modestes une plus grande place que la suggestion ou l’incitation à la réflexion). Il en résulterait que l’enfant issu de milieux défavorisés est moins apte, non seulement à s’insérer dans le système de relations impersonnelles qui caractérise le milieu scolaire, mais aussi à manier l’instrumentation intellectuelle utilisée à l’école. Enfin, il paraît démontré que, jusqu’à un certain point du moins, le maniement d’une langue usuelle syntaxiquement riche préfigure l’aptitude à la manipulation de matériel non verbal, dans l’apprentissage du calcul par exemple.

Toutes les enquêtes enregistrent en tout cas que, à un âge précoce, les différences dans la réussite scolaire en fonction du milieu social d’origine sont très accusées. En France, A. Girard a mené une enquête sur des élèves du cours moyen de seconde année. Sur 100 élèves dont le père était ouvrier, 35 p. 100 étaient considérés par l’instituteur comme ayant une réussite scolaire excellente ou bonne, 35 p. 100 comme ayant une réussite scolaire moyenne et 30 p. 100 comme ayant une réussite médiocre ou mauvaise. Pour les élèves dont le père était employé, les pourcentages correspondants sont les suivants: 45 p. 100 (réussite excellente et bonne), 34 p. 100 (réussite moyenne), 21 p. 100 (réussite médiocre ou mauvaise). Pour les élèves dont le père était cadre supérieur, les chiffres sont les suivants: 62 p. 100 (réussite excellente et bonne), 28 p. 100 (réussite moyenne), 10 p. 100 (réussite médiocre ou mauvaise).

Non seulement la réussite scolaire, mais des caractéristiques plus neutres socialement – en apparence du moins – comme le quotient intellectuel (Q.I.) varient selon les classes sociales. Ainsi, une étude anglaise menée à l’entrée de l’enseignement secondaire et répétée trois ans de suite en 1952, 1953 et 1954 fait apparaître que les élèves dont le père appartenait aux catégories professionnelles élevées (cadre supérieur ou profession libérale) avaient un Q.I. moyen de 113-114, ce Q.I. s’abaissant régulièrement jusqu’à 96-98 dans le cas des fils d’ouvriers spécialisés. L’étude suédoise de Husen, mentionnée plus haut, met en évidence des différences de même ordre.

Le milieu familial exerce donc une influence importante sur le développement intellectuel de l’enfant et sur ses chances scolaires. Cette influence n’est d’ailleurs sans doute pas exclusivement sociale. Il est possible que des facteurs génétiques entrent également en jeu. Mais sur ce point notre ignorance est très grande, et les observations tentées par les psychologues, notamment sur des jumeaux, sont trop parcellaires pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions précises.

En dehors de l’environnement intellectuel qu’elle impose à l’enfant, la famille exerce encore son influence sur les chances scolaires par un autre facteur. Plusieurs études montrent en effet que l’importance attachée au succès scolaire varie largement en fonction des caractéristiques sociales du milieu familial. Dans les familles aisées, la réussite scolaire est perçue comme un impératif. Et même lorsque cette réussite est médiocre, on aura tendance à maintenir l’enfant le plus longtemps possible à l’école. Dans les familles défavorisées, l’enfant a, d’une part, moins de chances de réussir, comme on l’a vu. Mais, de plus, il n’a de chances d’être maintenu longtemps à l’école que s’il a un niveau de réussite suffisant: ici, le maintien à l’école est perçu non comme un impératif social, mais comme une décision subordonnée à la réussite.

De ces différents facteurs, il résulte que la composition sociale du corps des élèves est caractérisée par une sur-représentation des élèves issus des classes plus aisées de plus en plus marquée à mesure qu’on considère les étapes les plus avancées du cursus.

3. Le rôle du système scolaire

La famille n’est pas la seule source des inégalités sociales. Le système scolaire lui-même en est aussi responsable. Tout système scolaire est, en effet, par définition et sans doute de par la nature des choses, un système à la fois de formation et de sélection des élites sociales. Cette sélection peut être plus ou moins précoce selon les sociétés. Elle tend probablement à devenir plus ouverte et plus tardive avec le développement industriel. Mais elle ne peut être éliminée. Aujourd’hui, les besoins de l’économie en personnel qualifié sont un des facteurs qui expliquent la croissance considérable des taux de scolarisation, au niveau de l’enseignement secondaire, mais aussi au niveau de l’enseignement supérieur. Cette croissance se traduit, comme cela a été souvent souligné, par un passage d’un enseignement de classe à un enseignement de masse.

La démocratisation qui résulte nécessairement de la diffusion croissante de l’enseignement rencontre cependant deux limites. La première, c’est que le fonctionnement des systèmes scolaires repose sur des traditions et est associé à des représentations collectives qui ne peuvent être transformées d’un coup et qui ont quelquefois leurs racines dans un système social périmé. C’est un fait que, en France du moins, les études techniques sont considérées comme dotées d’un moindre prestige que les études générales. C’est un fait que, de manière générale, les représentations collectives distinguent dans tout système d’enseignement des voies royales et des voies considérées comme non nobles. La deuxième limite réside dans le fait qu’en dépit de l’accroissement des taux de scolarisation et de l’élévation des besoins de l’économie tous les systèmes scolaires des sociétés économiquement développées que nous connaissons agissent comme des organismes de sélection sociale. Dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne, cette sélection a longtemps commencé dès le début du secondaire. La grammar school anglaise et le lycée français représentaient les voies nobles. Au lycée, les sections nobles s’opposaient aux sections non nobles.

Sans doute a-t-on pris conscience aujourd’hui des inconvénients d’un tel système; ils résident dans le fait que la voie scolaire empruntée dès l’âge de onze ou douze ans préfigure largement la scolarité ultérieure et par conséquent préjuge du niveau d’insertion sociale quinze ans après. Mais l’unification du système scolaire ne peut être que relative, et son ouverture à un public de plus en plus large n’élimine pas tout processus de sélection sociale; elle ne fait que le retarder. Le cas des États-Unis est significatif à cet égard. L’enseignement secondaire y est, depuis longtemps, certainement plus ouvert et moins sélectif qu’il n’a été dans la majorité des pays européens; il en va de même au niveau de l’enseignement supérieur. Jusqu’en 1961, 38 p. 100 des adolescents de dix-huit à vingt et un ans étaient inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur (à titre de comparaison, le pourcentage est à peu près égal à 11 en France la même année). Mais sur les 3 600 000 étudiants américains de 1960-1961, 280 000 seulement, soit un peu moins de 8 p. 100, appartiennent au cycle supérieur (graduate studies ). C’est dire qu’un processus de sélection sévère intervient à l’intérieur du cycle universitaire lui-même quoiqu’il soit nettement moins marqué aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

Ainsi, en dépit de la tendance à l’unification et à la diffusion de l’enseignement, tous les systèmes scolaires, avec des modalités différentes, assument une fonction de sélection scolaire, et par suite de sélection sociale. Comme, d’autre part, les mécanismes de sélection scolaire ne sont pas indépendants des origines sociales des élèves, il en résulte que le système scolaire ne corrige pas – loin de là – les inégalités dues à l’héritage familial.

Les études de P. Clerc montrent que, lorsque le système scolaire différencie des voies nobles et des voies non nobles, les enfants des classes défavorisées tendent, toutes choses égales d’ailleurs, à se porter plus que proportionnellement vers les secondes. En étudiant (en 1963) la ventilation des élèves français issus du cours moyen entre lycées et C.E.G. (collèges d’enseignement général), cet auteur a remarqué que, même si l’on élimine l’effet des variations de la réussite scolaire en fonction des origines sociales, les enfants ont d’autant plus de chances d’emprunter la voie noble qu’ils appartiennent à des milieux sociaux plus élevés (tabl. 3). Ainsi, même à supposer que les fils d’ouvriers aient eu en moyenne la même réussite scolaire que les enfants de cadres supérieurs, ils auraient emprunté la voie noble trois fois moins souvent que ces derniers. En outre, comme le montre le tableau, la proportion des individus qui n’entrent pas en sixième, ni au lycée ni au C.E.G., croît à mesure qu’on descend l’échelle sociale.

Les différenciations du système scolaire jouent donc au détriment des classes défavorisées. Cette constatation peut être généralisée à tous les niveaux; les sections nobles des lycées sont plus souvent choisies par les enfants des milieux favorisés; les études de médecine ont un recrutement social plus élevé que les études de lettres; à l’intérieur des études de sciences, des études «nobles» (mathématique, physique) ont un recrutement social plus élevé que les études considérées comme moins nobles (sciences de la vie, de la terre); les grandes écoles scientifiques ou littéraires ont un recrutement social beaucoup plus élevé que les facultés correspondantes.

Ces exemples sont empruntés au cas français. Mais ils ont une portée générale. Tout système scolaire propose nécessairement à l’individu des alternatives qui débouchent sur des espérances sociales plus ou moins hautes. Or, à chacun de ces embranchements, s’accentue la disparité de la représentation des différentes catégories sociales.

Ces mécanismes ne paraissent d’ailleurs pas dépendants de l’organisation politique des sociétés. Une étude de S. Ferge montre par exemple que la réussite scolaire des jeunes Hongrois varie en fonction de leurs origines sociales. Mais les différences de réussite ne suffisent pas à expliquer les disparités des taux de scolarisation selon la catégorie sociale du père. En effet, dans la classe d’âge de quinze à dix-huit ans, 83 p. 100 des enfants de cadres supérieurs et d’intellectuels sont scolarisés. Ce pourcentage s’abaisse à 68 p. 100 pour les cadres moyens, à 37 p. 100 pour les ouvriers qualifiés, à 15 p. 100 pour les manœuvres.

4. Facteurs post-scolaires

L’influence des origines sociales sur l’insertion sociale définitive persiste au-delà de la période scolaire. On déduit de plusieurs travaux que les espérances professionnelles et économiques d’étudiants ayant atteint le même niveau d’instruction varient largement en fonction des origines sociales: l’étudiant issu d’un milieu favorisé s’attend à occuper des emplois plus prestigieux et à disposer de revenus plus importants. Et, de fait, les revenus dont disposent des individus de formation semblable varient avec les origines sociales. Une origine sociale élevée induit un niveau d’aspiration plus élevé, une aptitude à développer des plans d’ascension sociale cohérents, une moins grande sensibilité aux verdicts de la réalité. Sur ce point également, il semble que se prolonge au niveau post-scolaire un mécanisme abondamment observé au niveau scolaire: alors que les enfants de milieu modeste modèlent leurs aspirations en fonction du verdict de la réalité, qui est dans ce cas celui de la réussite scolaire, ceux des milieux élevés fixent une fois pour toutes leurs ambitions à un niveau élevé et ne les révisent qu’en cas d’impossibilité. Ainsi, une étude menée sur des élèves de troisième et de seconde des lycées notait que la proportion des élèves d’origine sociale basse qui avaient choisi un métier prestigieux passait de 30 p. 100 à 64 p. 100 en fonction du niveau de réussite scolaire, tandis que plus de 70 p. 100 des élèves d’origine sociale élevée choisissaient un métier prestigieux, quel que soit le niveau de réussite scolaire.

5. Vers la société de demain

Si on admet le principe que toute société est stratifiée, il en découle que l’enfant puis l’adolescent sont, par leurs origines sociales, situés dans des positions sociales différentes. Il est difficile d’imaginer que le niveau d’aspiration, voire les aptitudes, soient rendus complètement indépendants de cette position sociale d’origine. Ne fût-ce que parce que, pour l’adolescent issu d’un milieu social élevé, atteindre un niveau social élevé c’est tout simplement ne pas déchoir, tandis que, pour un enfant de milieu social bas, une position moyenne dans la société peut représenter une promotion importante. Sans doute les inégalités sociales dues à la naissance ne sont-elles pas irréductibles; certes, la diffusion de l’enseignement peut contribuer, et a déjà contribué, à modifier les attitudes à l’égard de l’école. L’élimination de l’orientation précoce (qu’il s’agisse d’une orientation de type autoritaire ou simplement des mécanismes d’auto-orientation ou d’orientation d’origine familiale induits par l’existence d’un ensemble d’embranchements institutionnels), la dé-différenciation des systèmes d’enseignement, au moins jusqu’à un certain niveau du cursus scolaire, ainsi que les réformes pédagogiques peuvent agir dans le sens d’une atténuation des inégalités.

Néanmoins, toutes ces constatations faites, un système scolaire complètement indifférencié ou une pédagogie complètement neutre d’un point de vue social relèvent de l’utopie. Ajoutons à cela que la valorisation sociale de l’instruction n’est pas fixée, mais évolue dans le temps. Plusieurs études, effectuées dans des pays différents et comparant niveau socioprofessionnel et niveau d’instruction du père et du fils, montrent que la proportion des fils atteignant un niveau d’instruction plus élevé que celui de leur père est beaucoup plus importante que la proportion des fils atteignant un statut socioprofessionnel supérieur à celui de leur père. Ce résultat est illustré par exemple par une enquête de Centers, effectuée aux États-Unis (tabl. 4).

Les personnes interrogées ont donc environ trois fois sur quatre un niveau d’instruction plus élevé que celui de leur père, mais une fois sur trois seulement un statut social plus élevé. On constate aussi que la mobilité sociale est possible même lorsque le niveau d’instruction est semblable ou plus faible à la deuxième génération.

De façon générale, ce tableau illustre deux propositions importantes qui paraissent caractéristiques de l’ensemble des sociétés industrielles: la première, c’est que la distribution de la population en fonction du niveau d’instruction a évolué plus rapidement depuis la Seconde Guerre mondiale que la distribution de la population en fonction de la hiérarchie des catégories sociales. La seconde, qui résulte partiellement de la première, c’est que les chances de mobilité, bien que dépendantes du niveau d’instruction, sont loin d’être complètement déterminées par cette dernière variable. La diffusion rapide de l’enseignement secondaire et même supérieur a pour conséquence que les diplômes les plus élevés et les plus prestigieux tendent à être les seuls à garantir l’insertion sociale à un niveau élevé.

Cela démontre que, même s’il était possible de garantir une égalité complète des chances devant l’enseignement, on n’aurait éliminé qu’une partie des facteurs qui expliquent la corrélation des statuts sociaux d’une génération à l’autre. La distance sociale à parcourir pour un fils d’agriculteur qui veut devenir avocat resterait très grande alors qu’elle est nulle pour un fils d’avocat. Or cette inégalité est la conséquence directe de l’existence même du phénomène de la stratification sociale. C’est pourquoi toutes les études font apparaître que les processus de mobilité sociale obéissent à des lois statistiques analogues à celles qui régissent la mobilité géographique ou la mobilité matrimoniale. Si l’on établit en effet la fréquence des mariages en fonction de la distance sociale ou géographique des conjoints, on obtient une courbe brutalement décroissante avec l’augmentation de la distance: la plupart des individus choisissent leur conjoint dans un environnement social et géographique immédiat. Il en va de même dans le cas de la mobilité sociale: les fils d’agriculteurs sont plus nombreux parmi les instituteurs que parmi les professeurs du secondaire, et les fils d’instituteurs plus nombreux parmi les professeurs du secondaire que parmi les professeurs de faculté.

Ces lois statistiques de la mobilité sont explicables sociologiquement. Dès lors qu’une société est stratifiée, le cadre de vie, les cadres de référence sociaux et culturels, les relations sociales, le système des valeurs professionnelles, le système des attentes, les distances sociales sont différents selon qu’on appartient à une catégorie sociale ou à une autre. On peut chercher à atténuer ces différences et réussir à les atténuer. Deux valeurs majeures des sociétés contemporaines, l’organisation démocratique des rapports sociaux et la recherche de la meilleure utilisation des ressources en vue du développement, impliquent même qu’on se fixe cet objectif. Cependant l’élimination complète des inégalités sociales devant l’enseignement, l’emploi et le statut est, dans cette perspective, située à l’infini. Une organisation méritocratique de la société supposerait en particulier une élimination complète de la fonction de socialisation que la famille exerce à l’égard de l’enfant.

Mobilité sociale changement de position sociale d'une personne, d'un groupe, soit à l'intérieur d'une même strate sociale (mobilité horizontale), soit en passant d'une strate sociale à une autre plus ou moins élevée (mobilité verticale).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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